12 mai 2022 : Nucléaire stop ou encore ? Avec Antoine de Ravignan, journaliste à Alternatives économiques
Les centrales nucléaires entrées massivement en service en France au cours des années 1980 arrivent massivement en fin de course. Faut-il construire de nouveaux réacteurs? Ou s'appuyer exclusivement sur les énergies renouvelables pour fournir l'électricité décarbonée de demain? Trop longtemps différée, cette décision est à présent urgente au regard des risques liés à la prolongation du nucléaire "historique" et des délais de mise en œuvre de l'une ou l'autre option.
Antoine de Ravignan, dans son livre, prend parti pour une sortie progressive du nucléaire plutôt qu'une relance, à partir de l'examen précis des faits : difficultés industrielles et financières de la filière, risques d'accident, problèmes liés aux déchets, urgence climatique, faisabilité technique et économique des scénarios alternatifs...
Quel que soit le choix, il engage fortement les générations présentes et futures. Il est l'affaire de tous. L’auteur qui plaide pour un débat public sérieux sur le système énergétique global a accepté de répondre à nos questions.
Q Je pensais jusqu’à il y a quelques mois que le sujet relance du nucléaire était dépassé, que personne n’aurait l’idée saugrenue de le relancer. Que s’est-il passé ?
Le 9 novembre, le président Macron qui s’exprimait notamment à propos du Covid indique incidemment que pour ne pas dépendre de l’étranger et payer cher notre énergie il faut à la fois l’économiser et investir dans l’énergie décarbonée. Tout le monde est d’accord sur ce constat, moins sur la conclusion qui suit : « c’est pourquoi nous allons relancer la construction de réacteurs nucléaires ». Le nucléaire est présenté comme une nécessité, la décision est prise sans débat.
Pour déconstruire cette « nécessité » et nourrir le débat quelques points importants ressortent notamment des scénarios publiés par le Réseau de transport de l’électricité (RTE) qui ne peut être taxé d’antinucléaire et a réalisé un travail scientifique sérieux, dont la lecture semble biaisée.
Q Quelle analyse tirez-vous des travaux de RTE, qui viennent préciser ceux de l’ADEME et Négawatt
Quoiqu’on fasse sur le nucléaire il va falloir accélérer sur les économies d’énergie et les Energies renouvelables (ENR) :
- pour atteindre nos engagements climatiques (zéro émissions nettes en 2050 avec moins 40% en 2030 voire moins 55% selon les nouvelles ambitions européennes), on ne peut pas compter sur le nucléaire,les nouveaux réacteurs ne seraient pas disponibles avant 2040.
- L’électricité c’est seulement aujourd’hui 27% de l’énergie finale et le nucléaire 18%. Si RTE dans son scénario central chiffre la part de l’électricité à 55% en 2050, c’esten tablant sur un total d’énergie finale consommée à 930TWh en 2050 pour 1600 TWh aujourd’hui (soit moins 40%. Si Negawatt envisage une baisse de 53% c’est en ajoutant à l’efficacité énergétique la sobriété.
Même dans le scénario qui pousse au maximum le nucléaire (14EPR en 2050, des réacteurs plus petits, prolongement extrême du parc ancien) RTE compte sur le développement du photovoltaïque (x7), de l’éolien terrestre (x2.5) et du décollement de l’éolien offshore actuellement inexistant. Ce scénario extrême, jugé irréaliste par l’Autorité de sureté nucléaire (ASN), représente une énorme prise de risques. La sécurité des nouveaux EPR serait dégradée par rapport à Flamanville (une enceinte de confinement simple, réduction de la marge de sécurité en cas de fusion et moins de systèmes redondants en cas de défaillance) mais aussi risque important de pénurie.
Le solaire et l’éolien sont des sources intermittentes, mais l’équilibre entre offre et demande d’électricité à tout moment peut être assuré dans un scénario 100% ENR :
- la variabilité de la production est prévisible grâce aux progrès de la météo et des techniques statistiques, et le sera d’autant plus que les unités de production réparties sur le territoire seront nombreuses.
- les moyens multiples et complémentaires permettant d’assurer la flexibilité peuvent être optimisés. Du côté de l’offre : développer le stockage (stations de transfert d’énergie par pompage -barrages à l’envers-, et batteries, ou développer les capacités pilotables : hydrogène produit à partir d’électricité renouvelable, pompes à chaleur, poêles et chaudières bois (ou biogaz), bio méthane… Du côté de la demande : efficacité des appareils, réduction des pointes grâce à l’isolation des logements, aux tarifs heures creuses et réseaux intelligents (la technologie Linky le permettrait !)…
Un scénario 100% ENR en 2050 ne coûte pas plus cher que la relance du nucléaire
En comparant le scénario crédible de relance du nucléaire(74% de renouvelable dans le mix électrique en 2050) et le scénario de sortie du nucléaire le moins coûteux (encore 13% de nucléaire en 2050), l’écart de prix affiché par RTE est de 5 milliards en faveur de la relance du nucléaire. Ce faible écart pourrait en réalité être nul : le calcul est basé sur des baisses de coût de construction des EPR incertaines, mais surtout sur des hypothèses de coût du capital identiques pour le nucléaire et les ENR ce qui n’est pas observé. La seule correction de ces hypothèses en retenant les coûts actuellement observés réduit l’écart à zéro.
Il y a beaucoup de légendes sur l’empreinte écologique des éoliennes, des panneaux photovoltaïques…
Pourtant il n’y a pas de problème de métaux rares (qui concernent les batteries de Smartphones ou voiture), le recyclage est possible et progresse (ce n’est pas le cas d’un réacteur), l’emprise au sol des éoliennes est faible, la végétation peut se développer sous des centrales photovoltaïques installées sur d’anciennes décharges et leurs rendements énergétiques sont bien supérieurs aux cultures énergétiques type colza…
Q Et la géothermie ?
La géothermie doit être mobilisée, mais aucun scénario n’en fait un point majeur. L’éolien et le solaire présentent plus de possibilité de développement.
Q Que peut-on déduire de l’expérience historique du nucléaire en France pour anticiper l’avenir, tant d’éventuelles constructions que du démantèlement ?
Edf a beaucoup appris et rattrape son retard. Al’origine en partant de rien on construisait 6 réacteurs par an, donc la production pourrait reprendre mais pas à la hauteur et rapidité annoncées par E. Macron. Le scénario de 14 EPR en 2040 n’est pas réaliste, il est hors de portée des moyens industriels, et c’est ce qui est dit « entre les lignes » par RTE. La construction de 6 EPR en 2040 est déjà considérée comme un défi.
EDF a accumulé beaucoup de retard sur le démantèlement parce que ce n’était pas une priorité, et certains chantiers sont annoncés comme devant durer jusqu’en…2100. Le coût du démantèlement sera important mais non exorbitant. La plupart des technologies existent mais certaines ne sont pas mûres et ont besoin d’ être encore développées.
Q Pourquoi le choix du retraitement en France, on est les seuls à le faire ?
Le retraitement du combustible en MOX est une façon de masquer la production de déchets mais ce retraitement n’est pas viable économiquement et s’il réduit, légèrement, le volume des déchets, il en concentre la toxicité. Le MOX est entreposé à La Hague, dans des piscines dont la limite de capacité sera atteinte en 2030 et qui présentent, comme les centrales, des risques importants.
Q L’enfouissement comme solution pour les déchets ?
Concernant les déchets, l’association indépendante Global Chance préconise le stockage en surface, en attendant qu’on trouve des solutions pour les traiter efficacement, l’enfouissement n’étant jamais une solution définitive.
En revanche l’enfouissement semble inévitable pour les déchets déjà retraités et vitrifiés, ce qui nous ramène à la nécessaire réduction de la production et à l’arrêt du retraitement.
Q Est-ce qu’on a les compétences pour relancer le nucléaire ?
L’Autorité de Sûreté Nucléaire ne considère pas que la question des ressources humaines soit insurmontable mais il faut noter que cette filière n’attire plus les ingénieurs, qui préfèrent travailler dans les énergies renouvelables (ENR).
Q Quelle sécurité pour l’approvisionnement en uranium ?
L’uranium est importé donc l’indépendance n’est pas garantie, et le combustible de recyclage est compliqué à utiliser et ne permet d’économiser que 10% d’uranium à importer à un coût élevé. La vraie indépendance passe par la technologie du super-générateur (Super Phoenix), qui a été abandonnée faute de faisabilité technique à court terme.
Q Quelle est la situation de l’Allemagne après la décision d’arrêter le nucléaire ?
Juste après la décision et pendant 2 ans il est vrai que l’Allemagne a eu davantage recours au charbon, mais très rapidement le développementdes ENR a permis de faire chuter le charbon. On a à la fois baisse du charbon et du nucléaire même si évidemment la baisse du charbon aurait été plus rapide en sortant moins vite du nucléaire.
Q Incidence de la nouvelle taxonomie, quels effets ?
Pour les investisseurs privés cela ne va rien changer, l’éolien et le photovoltaïque rapportent plus et sont moins risqués.
Pour attirer des investisseurs privés il faudrait que l’Etat garantisse les prix comme pour les ENR, mais le statut d’EDFen position de monopole pose alors problème, et nos voisins s’inquiètent d’une surproduction faisant chuter les prix de l’électricité et dissuadant le développement des ENR.
Q Est-on revenu 50 ans en arrière avec une concentration de l’expertise et de la décision dans les mains des ingénieurs, à comparer à un système alternatif décentralisé ?
Aujourd’hui globalement on a plus de démocratie technique, plus de débat, les citoyens sont plus informés,mais on a aussi des restes de reflexes de technostructure.
La loi impose depuis 2016 que les plans et programmes donnent lieu à saisine de la Commission nationale du débat public (CNDP). Cela a été le cas pour le plan d'orientation pour l'énergie et la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) publiée en 2020, qui a fait l'objet d'un débat public en 2018.
Mais la loi énergie-climat de 2019 exclut de manière subreptice la Programmation de l'énergie et la stratégie nationale bas carbone du débat public, et ne prévoit qu'une concertation préalable, ce qui a été dénoncé par la CNDP le 1er décembre 2021.
La future loi énergie climat qui doit être votée en 2023 fera l’objet d’une consultation organisée par l’Etat, au lieu d’un débat piloté par la CNDP autorité indépendante. Il n’y aura débat public que sur les projets concrets de réalisation éventuelle des EPR, sans discussion de la stratégie énergétique globale.
Q Est-ce que le magazine Alternatives économiques prévoit de faire une BD pro ENR pour contrer celle de Jancovici? La question est complexe, il y a des incertitudes, les raccourcis semblent difficiles à contrer.
Il faut faire un vrai travail de déconstruction, comme le tentent ce livre ou des articles dans Alter éco mais, même au sein de ce lectorat, les réactions peuvent être violentes et insultantes.
Le rouleau compresseur idéologique amène à penser, y compris dans la mouvance verte, que la relance du nucléaire est inévitable face à l’urgence climatique, ce que l’étude RTE invalide, et joue sur une détestation des éoliennes difficile à comprendre.
Q Après les législatives, le sujet va nécessairement revenir, il faut s’adresser aux candidats
Au final il y aura un vote du parlement en 2023.
La CNDP ne peut s'autosaisir, mais peut l'être par le maître d'ouvrage, (l'Etat pour un plan énergie) ou bien s'agissant d'un programme, par 60 députés, ou 60 sénateurs, ou 500 000 résidents sur le territoire ressortissants de l'Union européenne et majeurs.
Aux partis politiques, syndicats, organisations professionnelles, associations et ONG de défense de l’environnement… d’obtenir d’être associés à un vrai débat sur la stratégie énergétique globale, dont le nucléaire n’est qu’une variable, débat piloté par une autorité indépendante.